Terre
Banner
ÉdithDieterPaulChristian V.Gén DallaireChristian
   
<-- Retour
L'irrépressible montée de l'inhumanité
   

Le 17 janvier 2021

Le projet de loi 59 et l'irrépressible montée de l'inhumanité    

Jules Lamarre, Ph. D.
Économiste et géographe

Piloté par le ministre du Travail, Monsieur Jean Boulet, le projet de loi 59, visant à « moderniser » les régimes québécois de santé et de sécurité du travail, semble vouloir s'en prendre aux plus faibles des nôtres, comme d'habitude.

Tant qu'à parler de modernisation, quand on consulte l’histoire de la « modernisation » du monde, on constate qu'elle est aussi, en négatif, celle de l’accroissement de notre capacité de produire toujours plus de déchets. Cet accroissement global de productivité s’explique par l’adoption irréfléchie de toutes sortes d’innovations techniques et de gestion permettant d'en faire plus avec moins, des déchets. Néanmoins, un des dommages collatéraux de toute « modernisation », y compris celle d'une loi, c’est la production de « déchets humains », c’est-à-dire de gens qu’on licencie ou dont on se débarrasse à cause des hausses de productivité qui les rend superflus, donc inutiles. Et alors il faut leur trouver, à ces « déchets humains », des sites d’enfouissement quand on ne veut pas les recycler. Ainsi, le projet de loi 59 semble envoyer des gens dans la misère sous prétexte de modernisation.

Au XIXe siècle britannique, par exemple, la quête du profit maximal, soit sans doute le véritable moteur de l'histoire, a forcé en agriculture l'adoption de nouveaux procédés qui ont « libéré » énormément de main-d’œuvre de la campagne en la privant d'emplois traditionnels. Envoyés sur les routes, ces nouveaux pauvres ont déferlé vers les villes sans que les nouvelles manufactures ne puissent tous les absorber. Mais comme en ce temps-là les riches vivaient à proximité des pauvres, ils se devaient de faire preuve de retenue en matière de production de gens inutiles qui, n'ayant rien à perdre, ne manquaient pas de se présenter à leur adresse pour tout casser. Pour se prémunir contre de tels « désordres », à cette époque des centaines de milliers de « déchets collatéraux » ont été déportés vers des colonies de peuplement, comme le Canada, là où à leur tour ils ont massacré les ancêtres de nos Premières nations après les avoir dépouillées de leurs terres. En bout de ligne, les Premières nations ont fait les frais de la modernisation britannique.

De nos jours, la modernisation permet aux entreprises, désormais mobiles, de migrer ailleurs librement, toujours à la recherche de gisements de main-d’œuvre à chaque fois moins chers à exploiter. Travaillantt désormais en mode touch and go, où qu’elles soient les entreprises finissent par s’évanouir avant de refaire surface plus loin, comme dans Star Trek, en abandonnant sur le carreau des travailleuses et des travailleurs une fois devenus non rentables, donc inutiles. Enfin, le scénario est toujours invariablement le même, celui d’un film dans lequel on n’a vraiment plus envie de jouer. Et comme nos modernisateurs compulsifs rédigent désormais l’histoire de leurs prédations depuis leurs jets privés et de façon anonyme, ils n’ont plus d’adresse sur Terre où les inutiles pourraient aller leur faire comprendre plus ou moins subtilement que dans la vie il importe de respecter les autres.

En conséquence, le besoin de nouveaux sites d’enfouissement pour les inutiles, dont ceux que risque de créer le projet de loi 59 s'il est adopté en l'état, se fait de plus en plus criant à l’heure où leur déportation au-delà des mers n’est plus une option : il faut donc procéder localement et avec diligence. Aux États-Unis, un chef de file dans ce domaine, les inutiles ont beaucoup de chances de terminer leur course dans les immenses centres carcéraux automatisés qui s’y multiplient. Et pour que l’incarcération massive des inutiles y soit socialement acceptable, il suffit simplement que certains d'entre eux refusent le sort qui leur est fait. Alors ils sont judicieusement dirigés vers les sites d’enfouissement les plus appropriés. Et tous les autres inutiles se retrouvent aussitôt placés sous le verre grossissant.

Au Québec, le contexte est bien différent alors que la question de l’ouverture de sites d’enfouissement y demeure tout aussi impérative qu’ailleurs à cause de tous ces vautours à réaction qui assombrissent continuellement tout le ciel de la planète sans faire de discrimination. Mais contrairement aux autorités américaines à la Trump, qui semblent pouvoir commettre les pires horreurs en toute impunité, nos autorités locales, elles, marchent continuellement sur des œufs. Ainsi, que notre ministre de l’Immigration s’en prenne trop frontalement aux immigrants, et il perd son portefeuille. Même chose pour une ministre de la Santé faisant preuve de compassion envers la population. Même chose pour nos ministres de l’Éducation et de l’Agriculture qui, heureusement pour eux, n’en sont encore qu’à strike two. Quant à notre ministre du Travail qui sème la controverse avec son projet de loi 59, on verra bien quel sort l’attend en cas d’échec, un échec que j’appelle de tous mes vœux.

Par les temps qui courent, le plus grave problème que doivent affronter nos sociétés néolibérales-bien-malgré-elles, ce sont les agissements prédateurs des riches, ces petits moteurs infatigables qui finissent par être fatigants. Plutôt que de soutenir leur désir irrépressible d’exploitation des plus faibles comme le propose notamment le projet de loi 59, nos élu(e)s devraient plutôt s’en prendre aux portefeuilles hypertrophiés des riches afin de les calmer et ainsi éviter de possibles « désordres » comme il s’en commettait dans le bon vieux temps.